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« Ainsi, depuis vingt jours vous piétinez ? »
Ay était furieux, quoiqu’il fallût bien le connaître pour s’en rendre compte. Ses traits anguleux étaient plus figés que de coutume, les rides au coin de ses paupières semblaient plus marquées et ses longs doigts froissaient les documents épars sur son bureau sans trouver le repos.
Mal à l’aise, Huy se tenait à côté du jeune capitaine mézai avec qui il partageait cette verte semonce. De l’instant où le roi l’avait convoqué, le matin suivant la mort de Géoua, le scribe n’avait ménagé aucun effort pour démasquer le meurtrier, néanmoins il ne disposait pas du plus petit indice. En revanche, ceux qui avaient un mobile étaient légion. Géoua n’avait su inspirer que la haine et la nouvelle de sa mort provoquait un soulagement unanime. Huy avait découvert que le nain jouait volontiers les maîtres chanteurs, et ses petites manigances ne semblaient avoir épargné que de très rares personnes dans l’enceinte du palais.
Huy se remémora le début de l’enquête. Paser, le capitaine mézai – un homme de haute taille, aux épaules carrées, son cadet d’une dizaine d’années –, était arrivé chez lui peu avant l’aube, porteur d’un message marqué du sceau royal. Ils s’étaient présentés devant le pharaon sans tarder.
« Ah, Huy ! s’était exclamé Ay en le voyant. L’occasion de déployer tes anciens talents t’est offerte plus vite que nous ne le pensions. Un meurtre a été commis au harem. Paser est chargé de l’enquête judiciaire, cependant je lui ai demandé d’opérer en collaboration avec toi. »
Le capitaine arborait un visage de marbre et avait manifesté à Huy une froideur opiniâtre tout le temps qu’ils avaient passé ensemble, rendant l’ingrate besogne encore plus déprimante.
Ils avaient quitté les appartements du roi pour se rendre chez Géoua. Au centre du lit massif, le Directeur du Harem du Sud baignait dans son sang. Son élégante tunique était en lambeaux. Il gisait sur le ventre, son visage bouffi reposant sur le menton, la tête en arrière, la bouche et les yeux ouverts. Une profonde blessure barrait son estomac, et une estafilade creusait une entaille en travers de son front. Mais il n’était pas mort dans son lit ; cela, du moins, la traînée de sang poisseux qui partait de la porte l’apprit à Huy.
Sur un banc près de la fenêtre, une jeune femme plantureuse vêtue de la robe moulante des prostituées attendait, le maquillage zébré de larmes. Son expression pathétique permettait d’imaginer la petite fille qu’elle avait été. Huy, qui la connaissait, alla s’asseoir auprès d’elle et prononça son prénom avec douceur :
« Oubenrech…
— Huy ! s’exclama-t-elle avec surprise.
— Comme la Cité des rêves paraît loin ! dit-il, évoquant le bordel dont il était un client familier en des temps si reculés qu’ils semblaient appartenir à une autre vie[25]. Je vois que tu as fait ton petit bonhomme de chemin. »
Elle hocha la tête, mais ses poings crispés l’un dans l’autre trahissaient son désarroi. Huy lui prit la main et la caressa.
« C’est toi qui l’as trouvé ?
— Oui. Il m’attendait.
— Tu le voyais souvent ?
— Tous les dix, quinze jours. Il savait se montrer généreux.
— Où était-il ?
— Sur le lit.
— As-tu croisé quelqu’un ?
— Non. Le serviteur était venu me chercher. J’ai tout de suite couru donner l’alarme.
— Je comprends.
— Je n’ai rien vu du tout… »
Huy sut qu’il ne tirerait rien de plus d’elle ; en outre, Paser lui lançait déjà des regards ulcérés. Haussant les épaules, il laissa au Mézai le soin de poursuivre l’interrogatoire pendant qu’il inspectait les lieux. La faible hauteur des plafonds ne le gênait pas, mais Paser et la plupart de ses hommes étaient obligés de se courber. Huy n’avait aucune idée de ce qu’il devait chercher parmi les meubles de taille réduite qui encombraient les pièces, mais après avoir parcouru tout l’appartement dans l’espoir de trouver une piste, il remarqua, dans la petite pièce qui faisait office de bureau, une brique maintenue dans le mur par des chevilles. Il l’ôta prestement et, comme il s’y attendait, vit un coffre dans la cavité qu’elle dissimulait. Malgré le sceau brisé sur le couvercle, il découvrit à l’intérieur diverses pièces en cuivre et en argent, ainsi que des petits lingots de bronze. Pas une fortune, mais un butin bon à prendre si le mobile avait été le vol.
Pourquoi le sceau était-il brisé ? s’interrogea Huy, les sourcils froncés. Il se pouvait que Géoua eût tout simplement oublié de le recacheter avant de le ranger, mais c’eût été surprenant, même de la part d’un autre que lui. Le scribe garda le problème en réserve dans son esprit, bien décidé à y réfléchir sitôt qu’il en aurait le loisir.
Il fut heureux, au début, de reprendre son ancien métier, bien que Nakht se montrât peu aimable en le dégageant de ses obligations aux Archives. À cela s’ajoutait un plaisir un peu caustique d’avoir été réclamé par Ay. Les Mézai de la capitale du Sud étaient bons pour patrouiller dans les rues et pour protéger les intérêts du pharaon – surtout sous le nouveau régime. Toutefois, dans leurs rangs, rares étaient les cœurs capables de discerner les vraies questions et de se fier à l’instinct, qualités indispensables pour résoudre une énigme. Mais plus Huy sondait le terrain, plus celui-ci s’avérait stérile. Les exactions de Géoua reposaient moins sur des crimes réels que sur la peur. Une multitude de fautes vénielles furent dévoilées et plusieurs fonctionnaires se virent déchus de leurs fonctions ; au grand soulagement de Huy, ce fut Paser qui, avec délectation, se chargea de cette triste besogne. La piste refroidissait de jour en jour et pour finir le scribe dut s’avouer vaincu. Le petit nombre de courtisans dont le nain n’avait pas entaché la réputation étaient anxieux de se laver de tout soupçon. Pendant ce temps, la colère silencieuse du roi grandissait. L’assassinat d’un haut fonctionnaire était pour lui un affront personnel, un défi à son autorité. Huy savait que, faute d’arrêter le coupable, on trouverait un bouc émissaire. La prostituée Oubenrech était la suspecte idéale. Paser l’avait déjà interrogée cinq fois et ne faisait pas mystère de ses soupçons. Le scribe et lui risquaient de payer de leur vie un éventuel échec, comme c’en était jadis la coutume. Par bonheur, Ay comprenait la futilité de soumettre des fonctionnaires expérimentés à une telle pression. Sa froide lucidité savait percevoir, sans cruauté ni pitié, ce qui servait au mieux ses intérêts. En l’occurrence, cela aurait pour heureuse conséquence d’épargner Oubenrech. À moins qu’après tout Paser jugeât préférable de désigner un coupable, même au prix d’une injustice.
L’enquête avait remis Huy et Chaemhet en présence. Le scribe n’avait pu se résoudre à aborder le sujet de l’amulette. Il avait bien conscience que Chaemhet l’évitait, honteux de s’être livré. Cependant, il ne pouvait se dérober à un entretien ordonné par Ay.
L’entrevue avait débuté non sans gêne de part et d’autre. Huy avait réussi à ce qu’elle eût lieu hors de la présence de Paser, ce dont Chaemhet lui fut reconnaissant. Ils se rencontrèrent à son bureau de la Deuxième Maison. Huy remarqua que Chaemhet était complètement seul.
« Ton secrétaire est absent ?
— Il se trouve en ce moment chez le Scribe Royal. Aujourd’hui est arrivé un rapport de ton épouse concernant la santé de la reine Ankhsenamon.
— Est-elle souffrante ? s’inquiéta Huy.
— Non, tout va bien. Sa visite est un succès. Le Vizir du Nord est tombé sous son charme.
— Le contraire serait étonnant !
— Huy, tu es ici en mission officielle.
— C’est exact.
— J’espère que ce que je t’ai révélé en toute confidence n’influera pas sur ta façon de mener cette enquête.
— Sois assuré que non. Cependant, j’ai à te parler. Pour avoir été le prédécesseur de Géoua, tu as sans doute eu de fréquents contacts avec lui ?
— Non. Je ne l’ai vu qu’une ou deux fois, comme n’importe qui te le confirmera. Ces rencontres étaient de pure forme et concernaient strictement les affaires du palais.
— Tu es retourné au harem ?
— En deux ou trois occasions.
— Mais pas pour voir Teyé ?
— Je ne suis pas à ce point stupide ! De plus, comme je te l’ai dit, mes relations avec elle n’ont aucun lien avec le meurtre. »
Huy crut voir de la dissimulation dans les yeux de son ami. Mais peut-être se trompait-il.
« Selon toi, pourquoi l’a-t-on assassiné ?
— Je l’ignore.
— C’était un homme qui vendait chèrement son silence. »
Pour la première fois, Chaemhet regarda Huy bien en face.
« S’il comptait tenter sa chance avec moi, il n’en avait pas pris l’initiative.
— Lui en avais-tu fourni l’occasion ?
— Qu’entends-tu par là ?
— Savait-il que Teyé et toi aviez une liaison ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— J’étais son supérieur. Il choisissait ses victimes parmi ses subalternes, à moins de posséder une preuve accablante.
— Alors c’est une chance que tu ne sois pas tombé en son pouvoir, car ton secret t’aurait coûté cher. »
Chaemhet accusa le coup en silence, puis répondit :
« J’ai menti en prétendant que je n’étais pas stupide, car j’ai commis une folie. Mais à présent, c’est fini.
— Tu as agi sous l’emprise d’Hathor. L’amour fait perdre toute raison. Tu dois mettre fin à cette liaison, sans quoi elle causera ta perte. »
Chaemhet le regarda d’un air suppliant.
« Je m’y efforce.
— Pourquoi t’obstinais-tu à m’éviter ?
— Je craignais de t’en avoir trop dit. Ne devines-tu pas l’humiliation que m’inspire ma propre faiblesse ?
— Alors montre-toi fort !
— Facile à dire…
— Tu patauges comme un hippopotame blessé ! s’écria Huy, cédant à la colère. Tu fonces tout droit vers ceux-là mêmes qui peuvent t’achever ! »
Chaemhet songea à l’or que, dans sa panique, il avait remis à Géoua. De l’or marqué de son sceau ! Quelle erreur monumentale ! De lui-même, il s’était précipité dans le piège que lui tendait le nain. Pourtant, Huy n’en avait pas fait mention. Il fallait avancer avec prudence.
« Pourquoi t’emportes-tu ?
— Tiens, voilà pourquoi ! »
Exaspéré, Huy sortit l’amulette de sa bourse pour la poser entre eux, sur la table. Chaemhet la fixa sans comprendre et bien que le scribe l’observât attentivement, il aurait juré que son ami ne jouait pas la comédie.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Prétends-tu que tu ne le sais pas ?
— Je suis censé connaître cet objet ?
— Pardi !
— Parle plus bas, on va t’entendre…
— Lis l’inscription qui y est gravée. »
Chaemhet tendit une main prudente vers l’amulette comme si elle risquait de le piquer et la saisit avec délicatesse. Il regarda le scribe, qui détourna la tête. Alors il déchiffra l’inscription. Huy le scruta intensément. Il vit toute couleur déserter son visage horrifié, son sang refluant par les canaux de son corps vers son cœur, où il serait en lieu sûr.
Livide et les traits défaits, Chaemhet avait l’aspect d’un spectre. Il semblait figé dans sa lecture à tout jamais, incapable de détacher ses yeux de l’incantation. Enfin, il parvint à en arracher son regard et, atterré, interrogea Huy :
« En vérité, qu’est-ce que cela signifie ? »
Devant cette stupeur qui paraissait si sincère, Huy se sentit désarçonné.
« Tu ne le sais pas ?
— Je n’y comprends rien… C’est de la sorcellerie !
— Tu ne destinais pas cette amulette à Teyé ?
— Pas du tout !
— Comment oses-tu nier, alors que tu la tiens entre tes mains ?
— C’est la première fois de ma vie que je la vois.
— Allons, me prends-tu pour Géoua ? Tu sais bien que je ne le répéterai pas.
— C’est la vérité ! protesta Chaemhet, qui semblait se débattre comme un homme emporté par le courant. Je suis victime d’une machination ! Qui t’a ordonné de me harceler ?
— Personne.
— Comment es-tu entré en possession de cet objet ?
— Rends-le-moi, exigea Huy, sentant le contrôle de la situation lui échapper.
— Pourquoi ? interrogea Chaemhet avec colère.
— Puisque tu ne l’as jamais vu, il ne t’appartient pas. Je trahirais la confiance de la personne qui me l’a confié si je le laissais entre tes mains.
— Me diras-tu, au moins, d’où te vient cette chose immonde ? »
Huy n’eut pas besoin de réfléchir une seconde pour décider de ne rien lui révéler. Mia ne souhaitait pas entrer en guerre ouverte avec son époux. Elle avait laissé l’amulette à Huy afin qu’il se charge à sa place de confondre Chaemhet. À son corps défendant, c’était bien ce que le scribe tentait de faire.
« On l’a trouvée, éluda-t-il.
— Qui ça, « on » ? persista Chaemhet, refusant d’être abusé.
— Je ne te répondrai pas. Tout ce qui t’importe est de savoir que cela restera entre nous. Fie-toi à moi. »
Si Chaemhet soupçonnait Mia, il ne le dit pas. Pour finir, il écarta les paumes en un geste de résignation.
« Soit, je m’en remets à toi puisque je n’ai pas le choix. Mais en retour, crois-moi quand je t’affirme que je n’ai jamais vu ce talisman. Réellement, penses-tu que j’aurais été assez fou pour faire graver une telle inscription ?
— L’amour mène parfois à la folie.
— Non. Il aveugle, mais il ne rend pas fou. Du moins, pas au point de pousser un homme à rechercher une mort certaine.
— Je t’avoue, mon ami, que je ne sais plus que penser.
— Je t’ai parlé en toute franchise.
— Puisse Maât apporter à cette affaire une heureuse conclusion.
— Je le souhaite ardemment. »
Il n’y avait rien à ajouter. Les deux hommes s’étaient regardés en échangeant un timide sourire d’adieu, ne sachant quelles seraient les circonstances de leur prochaine rencontre.
Tout en repassant dans sa mémoire le fil de l’enquête, Huy écoutait distraitement la diatribe du roi – car c’était bien de cela qu’il s’agissait, même si Ay s’exprimait sans hausser le ton. Il était assis sur son siège d’or et d’ébène, derrière le bureau en cèdre massif surchargé, comme toujours, de rouleaux de papyrus. C’est quand il méditait un plan qu’il se livrait à des allées et venues incessantes, frottant ses mains en un bruissement de feuilles sèches. À côté du scribe, Paser demeurait impassible, mais Huy sentait que l’homme se réjouissait de sa déconfiture, bien qu’il partageât aussi le blâme pour cet échec. Non, Oubenrech n’était pas tirée d’affaire… Huy se sentit navré pour elle. Victime de sa gentillesse, elle ne cessait d’être une dupe. Peut-être Paser avait-il exhumé assez de corruption pour satisfaire le roi ? Huy se croyait à même de démontrer l’innocence de la prostituée, mais à quoi bon, si le pharaon était déterminé à frapper, pour l’exemple ?
Ay énumérait les nombreux détails qui, soutenait-il, permettaient de remonter jusqu’au meurtrier. Huy savait pour sa part que c’était impossible. Il croisa le regard compatissant de Kenna assis à sa table, un pinceau en jonc calé derrière l’oreille, ses mains tachées d’encre pour une fois inactives… À nouveau, Huy s’abîma dans ses pensées, concernant un autre des principaux protagonistes de ce drame.
Sahourê… Sans le taxer d’arrivisme, il fallait reconnaître qu’avec beaucoup moins de talent que Chaemhet mais une égale capacité à éviter les ennuis, il s’était élevé presque aussi haut, et sur la même échelle. Il devait en partie sa position de Grand de la Troisième Maison à sa famille, car sa mère était une cousine de l’avant-dernière épouse du roi. Là résidait bien sûr une cause de tension. La création de la Deuxième Maison avait relégué celle-ci au troisième rang. La Troisième Épouse, Giloukhipa, était une princesse du Mitanni, allié dont ils étaient désormais coupés par les guerres aux frontières du nord. Les liens diplomatiques étant provisoirement affaiblis, Ay ne risquait pas d’infliger une offense en la faisant déchoir de son rang. De plus, bien qu’elle lui eût donné six enfants, tous étaient morts en bas âge et le temps de la fécondité était pour elle révolu.
Giloukhipa avait dû renoncer au titre de Deuxième Épouse, et la reine Ankhsenamon avait désormais la préséance sur elle, de plein droit. La Mitannienne s’y était résignée. Toutefois, Sahourê avait baissé dans la hiérarchie en même temps que sa maîtresse. N’avait-il pas de quoi nourrir un grief contre celui qui avait pris sa place ?
Sahourê, Chaemhet et Huy étaient ensemble à l’école des scribes. De très jeunes gens, pour qui l’avenir s’annonçait rassurant et tracé d’avance. L’exemple du passé ne leur donnait aucune raison d’en douter. Depuis des millénaires, la Terre Noire était ancrée sur l’immuabilité. À leur tour, ils deviendraient des rouages de la grande machine, évolueraient avec elle telles les herbes au gré du Fleuve, sereins dans leur anonymat, heureux de perpétuer la stabilité et le calme de leur belle nation. Mais le règne du Grand Criminel avait voué aux flammes toutes les valeurs établies. Le pays, à ce jour, en tremblait encore sur ses bases. Au dire des prêtres, cette souillure ne disparaîtrait qu’à la mort de toute la génération qui l’avait connue.
Chaemhet et Sahourê s’étaient sortis indemnes de ce désastre. Au long des douze années écoulées depuis, ils avaient bâti des carrières exceptionnelles. Quant à Huy, il n’avait pas envie de repenser à la tourmente qui avait été tout près de le briser.
Bien entendu, le fait d’avoir été compagnons d’études ne signifiait pas qu’ils étaient amis. Chaemhet et Huy étaient très liés, à l’époque. Sahourê restait en marge ou, plutôt, au centre de tout, mais sans en faire vraiment partie. Dans les fêtes, il jouait les boute-en-train ; pourtant il arrivait et partait seul. Son attitude envers les gens était toujours ouverte et affable. Qu’y avait-il en réalité, derrière ce masque souriant ? Pas une seule fois, Huy n’avait vu Sahourê s’emporter ou pleurer. En tout cas, dans l’âge mûr l’homme était aussi solitaire qu’à l’adolescence. Contrairement à ses pairs, il n’avait pas fondé de famille et était resté célibataire.
Le matin où Huy comptait lui rendre visite débuta sous de bien étranges auspices. Le ciel avait échangé son bleu dur habituel contre un gris pâle et terne, où le soleil n’était qu’un disque blanc sans éclat. Tandis que le scribe parcourait les rues, de nombreux passants levaient la tête vers Nout avec anxiété, comme s’ils s’attendaient à une catastrophe imminente. Vu la fraîcheur de l’air, Huy avait troqué sa tunique de lin contre une autre, en laine légère. Les marchés manquaient d’animation. Les bâtiments, privés de leur couleur vibrante, avaient un air sinistre et délabré. Des hommes portant des abris en papyrus roulés sur leur dos partaient pour les champs, où des silhouettes courbées travaillaient dans l’urgence.
Huy coupa par le port et s’arrêta pour observer les scribes mesurant le niveau des eaux, qui avaient entamé leur décrue. Les degrés du puits communiquant avec le Fleuve indiquaient une baisse d’une demi-coudée. Huy connaissait un des hommes de vue et ils se saluèrent d’un signe de tête. Un matou galeux croisa sa route en bondissant pour se glisser dans un étroit passage entre deux dépôts de marchandises, sur le quai. Une fois à l’abri, il s’immobilisa, aux aguets, ne révélant plus sa présence que par un bout de queue fouettant l’air. Huy tourna vers l’est et s’engagea dans une des rues sinueuses qui montaient vers le quartier du palais.
Les murailles rouges aussi hautes que des falaises lui parurent oppressantes, ce jour-là, avec leurs colosses de pierre au regard lointain. Dans la grisaille, on eût dit les murs d’une prison. Huy emprunta la Troisième Porte, puis l’avenue rectiligne conduisant à l’édifice où le bureau de Sahourê était situé. Il commençait à sentir la caresse du soleil sur son dos et, tout en marchant, leva la tête vers les nuages, où apparaissait enfin une échappée de bleu. Un tel début de matinée ne présageait rien de bon. Machinalement, Huy effleura son œil d’Horus avant de pousser la grande porte en cèdre, aux charnières de bronze.
Le scribe fut surpris par le froid qui régnait à l’intérieur, au lieu de l’agréable fraîcheur coutumière. Il y avait peu de monde. Huy indiqua au préposé chargé de l’accueil qu’il était attendu, et par qui.
« Archives Culturelles ? demanda l’employé, qui l’avait reconnu.
— Non. Émissaire du roi.
— Ah ! C’est en rapport avec la mort de Géoua ?
— Oui.
— Eh bien, Sahourê n’y est pour rien !
— J’en suis convaincu.
— Il ne ferait pas de mal à une mouche. Et d’ailleurs, il ne connaissait pas Géoua.
— Vraiment ? Le Directeur du Harem semblait pourtant connu de tous.
— Méprisé de tous, tu veux dire.
— Il n’en était pas moins un serviteur du roi. À travers lui, le meurtrier a porté atteinte au souverain.
— Il lui a plutôt rendu un signalé service. »
Heureux de ne pas être accompagné de Mézai, Huy considéra avec un brin d’étonnement cet employé si franc.
« Tu devrais surveiller tes propos, lui recommanda-t-il.
— Je te parle ainsi parce que tu es seul, car il est bon que tu le saches. Sahourê ignore la perfidie.
— Ta loyauté envers ton maître est tout à ton honneur.
— Il est digne de louanges. »
Franchissant le vestibule, Huy réfléchit au plaidoyer un peu trop véhément de l’employé. Lui avait-on fait la leçon ? Un homme tel que Sahourê pouvait juger utile de faire vanter ses mérites avant ce genre d’entrevue.
Le scribe pénétra dans une grande pièce très lumineuse. Elle était peinte en jaune et ses fenêtres, plus larges que la moyenne, étaient orientées au nord. On apercevait le joyeux désordre des toits de la cité, avec leurs piles de bouse séchée et leurs tas de petit bois, leurs cordes à linge et leurs statuettes des divinités du foyer. Sur nombre d’entre eux, des femmes et des hommes filaient, secouaient des draps, jouaient avec des enfants ou guettaient anxieusement l’apparition du soleil.
En haut des murs du bureau, une frise bleu et vert décrivait une chasse à l’hippopotame. Ici, un animal blessé mugissait avec fureur dans les marais ; là, un autre renversait une fragile nacelle en papyrus et broyait un chasseur entre ses énormes mâchoires, tandis que, de l’embarcation voisine, les compagnons du malheureux observaient la scène avec une inquiétude compassée, tout en agitant leurs lances, prêts à le venger. Les détails du Fleuve – les berges frangées de roseaux, les oiseaux blancs, les eaux tumultueuses – avaient été représentés à plus petite échelle pour accentuer l’impression d’un grouillement de vie. Des centaines d’hippopotames étaient abattus tandis que, sur les rives, des crocodiles verts agglutinés en une foule compacte attendaient un destin similaire.
Les meubles, clairs eux aussi, étaient fabriqués dans un bois blond que Huy ne connaissait pas et qui réverbérait la lumière. Sur le bureau, les documents étaient rangés en rouleaux nets à côté des casiers à pinceaux et des encriers agencés avec une symétrie parfaite. L’impression de clarté et d’ordre qui émanait de cette scène était presque écrasante.
Près d’une des fenêtres, des tabourets bas et une table étaient disposés de façon moins formelle. Une cruche de vin indiquait que Sahourê avait pris le premier rafraîchissement du matin. D’évidence, il venait de se lever pour s’avancer vers la porte à l’annonce de l’arrivée de Huy. Celui-ci n’eut pas à attendre un instant, mais fut immédiatement invité à entrer.
Sahourê en imposait par sa stature. Il était grand, même pour un habitant de la Terre Noire, mais il n’avait pas la minceur habituelle des hommes de haute taille. Tout en lui était saisissant. Plus carré d’épaules que Paser, il avait des jambes épaisses et de longs pieds. Dans ses mains énormes, un pinceau avait la fragilité d’un fétu de paille. Son estomac eût paru trop lourd, n’étaient son torse et ses reins puissants. Son visage également était large et charnu. Son nez était un monument, ses yeux, deux hémisphères de lumière sombre. Seules ses lèvres, dissimulées en partie sous une barbe fine, étaient petites et minces, malgré le sourire affiché en permanence. Le volume de sa voix allait de pair avec sa carrure. Huy avait oublié combien cet homme était fort et bruyant. De même, il avait oublié sa désagréable habitude de se tenir trop près de son interlocuteur, lui donnant l’impression de l’écraser sous sa masse.
« Huy ! Que de temps a passé, depuis notre dernière rencontre ! On me dit pourtant que tu es dans notre capitale depuis un cycle de saisons. Tu as manqué à tes devoirs en me négligeant à ce point ! »
Huy hésita à lui rappeler qu’il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie, ce que Sahourê savait fort bien, car sa réflexion eût été embarrassante pour chacun d’eux. À son vif soulagement, le Grand Intendant n’attendait pas de réponse. Il s’empressa de servir lui-même du vin à son hôte, ignorant le geste esquissé par l’échanson pour s’en charger.
Huy n’avait pas envie d’alcool, mais était forcé de boire, par politesse. Ainsi, Sahourê faisait en sorte de donner à cette entrevue un tour moins solennel. Bien plus, en suggérant que Huy avait failli à ses obligations en s’abstenant de lui rendre visite, il mettait le petit scribe en situation d’infériorité, même si, de son côté, Sahourê n’avait pas cherché non plus à renouer avec lui depuis son retour de Méroé. Tout cela agaçait prodigieusement Huy.
Mais, changeant de tactique, Sahourê coupa court à l’échange de compliments auquel s’attendait le scribe. Ayant invité son visiteur à s’asseoir, il se pencha en avant et dit de but en blanc :
« Je sais que, par ordre du pharaon, tu enquêtes sur l’affaire Géoua. En quoi puis-je t’aider ? »
Aussitôt, il se tourna vers son secrétaire, qui était entré avec Huy, pour lui chuchoter des instructions. Après quoi il se retourna vers son hôte, un sourire aux lèvres, et s’installa confortablement tandis que le secrétaire sortait en hâte et que l’échanson remplissait leurs coupes. Sahourê était vêtu d’un long pagne jaune – sur lequel débordait son ventre –, agrémenté de franges bleues, vertes, orange et or. Le cuir blond de ses sandales pointues tranchait sur ses pieds sombres. Ses bracelets d’or étincelaient dans les rayons du soleil enfin vainqueur. Tout ce qui entourait Sahourê était un peu trop éclatant au goût de Huy.
« Bien ! reprit le Grand Intendant, se composant un air grave. Tu as toute mon attention. »
Huy avait profité du bref échange avec le secrétaire pour examiner rapidement la pièce. Il savait désormais ce que cachait cet ordre trop parfait : en réalité, Sahourê n’avait strictement rien à faire.
« Tu as raison, je viens à propos de Géoua.
— Oui. Le nain assassiné.
— Le connaissais-tu ?
— Pas du tout, affirma Sahourê avec un sourire.
— Il était pourtant, comme toi, un haut fonctionnaire du roi ?
— Nos charges respectives concernaient des domaines fort éloignés.
— Le roi appelle-t-il souvent la reine Giloukhipa auprès de lui ? » interrogea Huy, tentant une manœuvre différente.
Sahourê détourna les yeux.
« Non. La Troisième Épouse occupe la même position honoraire que l’Épouse Principale. »
Huy ne dit mot. Si Ay avait jamais aimé une femme, c’était Ti, qu’il avait épousée longtemps avant de rêver au Trône d’Or. De leur union étaient nées deux filles, grâce auxquelles il avait pu s’élever.
« Géoua était sans doute beaucoup plus souvent que toi convoqué par le roi, remarqua Huy, les yeux pétillant de malice.
— Ils communiquaient par messagers interposés, rectifia Sahourê, le sourire légèrement crispé. Géoua n’était pas l’intendant d’une Épouse Royale.
— Aimes-tu travailler ici ? » demanda le scribe, dégustant son vin tout en se demandant s’il oserait prendre, avant d’y être invité, un des petits gâteaux au miel que le serviteur avait apportés.
Sahourê fronçait les sourcils.
« Suis-je tenu de répondre à cette question dans le cadre de ton enquête ?
— Je te la posais en ami », précisa Huy, un rien narquois.
Cette fois, le sourire de Sahourê ne parvint pas à masquer son embarras.
« J’ai travaillé des années pour accéder à cet honneur.
— Il est vrai. Ces gâteaux sont très alléchants…
— Sers-toi, je t’en prie ! »
Huy en choisit un gros, dans lequel il mordit à belles dents. Ce gâteau était excellent – léger, avec juste assez de miel pour donner du goût sans dégouliner sur les doigts. Décidément, le scribe commençait à apprécier cette conversation. Conscient que son interlocuteur était devenu plus circonspect, il reprit :
« Un honneur extrêmement gratifiant, je suppose. Tout de même, quelle frustration tu as dû ressentir quand le pharaon a pris Ankhsenamon pour femme !
— Pharaon est le dieu sur terre. Ses moindres désirs ont force de loi.
— Certes. Mais la déception est un sentiment humain… »
Huy était allé trop loin. Sahourê battit des paupières et répliqua :
« J’ai pour devoir de rester loyal envers le souverain et l’épouse royale que je sers. Je ne cherche pas plus loin. »
Mais la raideur de son attitude ne fit que confirmer les soupçons du scribe. Toute cette rancœur était-elle dirigée contre Ay ou contre Chaemhet ? On ne pouvait reprocher à ce dernier d’avoir intrigué pour l’emporter sur Sahourê – du moins, pas à la connaissance de Huy. En outre, même si Chaemhet était déchu de ses fonctions, rien ne garantissait que Sahourê obtiendrait son poste. Si Ay avait voulu le placer au service d’Ankhsenamon, il l’y aurait nommé dès le début.
Il était temps d’en revenir à Géoua, ce que Huy ne manqua pas de faire, mais durant le temps qui lui restait il ne put rien tirer d’intéressant de son compagnon. Celui-ci avait le don d’éluder si habilement les questions que Huy n’était pas plus avancé qu’avant. Malgré sa contrariété, le scribe ne trouva pas moyen de mettre son ancien camarade d’études au pied du mur, dans cette situation d’autant plus ambiguë qu’ils étaient censés être amis. Il ne se faisait toutefois aucune illusion sur ce point, pas plus que Sahourê.
Les deux hommes se séparèrent froidement. Il semblait à Huy qu’un élément déterminant lui avait échappé – détail qu’il ne mentionnerait pas dans son rapport. Ay exigerait qu’il reprenne l’interrogatoire et, en tant qu’agent officiel du roi, il se sentait pieds et poings liés. En effet, les détails troublants qu’il entrevoyait confusément sortaient du cadre strict de cette affaire, et aux yeux du pharaon l’enquête prendrait fin sitôt le mystère du meurtre éclairci.
Le cœur de Huy revint au moment présent. Ay concluait sa harangue. Comme c’était à prévoir, il leur accordait de mauvaise grâce quelques jours de plus. Huy n’en était pas moins inquiet. À supposer que Sahourê fût impliqué dans le meurtre, comment le prouver à temps pour sauver Oubenrech ? Et, au fond, le scribe doutait que l’intendant fût coupable. Pourquoi sa rancœur contre Chaemhet se serait-elle retournée contre Géoua ? Non, Sahourê n’avait eu aucune raison de le tuer. Même Paser n’avait pu déterrer le moindre scandale malodorant à son sujet. Peut-être Géoua s’y était-il lui aussi cassé les dents.
Mais si Sahourê avait découvert avec qui Chaemhet avait une liaison, alors, en vérité, Seth-le-démon s’était mis de la partie.